En octobre 2019, nous sommes allées ma meilleure amie au concert Akousma du GRM et nous avons rencontré la pièce « Faire Fleur d’Os » par Julia Hanadi Al Abed. À la fin des 20 minutes de la pièce, nous pleurions de chaudes larmes sans pouvoir placer un seul mot sur ce qui s’était passé. Nous avions été transportées dans un rituel sonore intimiste où les sons nous enveloppaient et nous transperçaient de toute part.
Plus tard, j’ai voulu revivre ces sensations en réécoutant la pièce, mais je me suis retrouvée face à une pièce totalement différente : la partie spatiale était si centrale et significative que la version stéréo disponible sur Bandcamp avait perdu beaucoup de saveur et de force.
À partir de ce moment, j’ai dû entamer mes recherches pour comprendre ce qui s’était passé. Je vais ici vous détailler quelques notions nécessaires à la compréhension de ce phénomène d’espace pour ensuite explorer dans d’autres pages les particularités et détails qui me semblent les plus intéressants.
les problèmes de l’espace sonore
L’espace en musique est une notion très large et très floue, pouvant englober des concepts allant de l’espace graphique de la partition à l’acoustique pure en passant par l’espace strié ou lisse des hauteurs musicales. Ici j’entends l’espace sonore comme la perception de l’origine spatiale des sons. Mais cette déclaration n’est pas aussi simple et évidente qu’elle en a l’air…
Aujourd’hui, nous savons assez intuitivement que tout son, qu’il soit électronique, traité, brut, remédié par l’enregistrement ou entendu dans son contexte d’origine, nous donne une information spatiale. Nous pouvons entendre l’acoustique du lieu qui porte ce son et nous en faire une image mentale assez précise basée sur nos expériences d’écoutes préalables et le contexte culturel. Nous pouvons aussi percevoir des plans sonores, différencier le proche du lointain.
Cependant, l’idée qu’un son entendu donne une information sur sa localisation dans l’espace — à droite, derrière, au‑dessus — est une idée assez récente dans le cadre de la recherche scientifique sur le sonore, bien que beaucoup d’œuvres l’exploitent, y compris dans les musiques actuelles — pensez au Dolby Atmos par exemple. Le caractère récent de ce domaine de recherche peut encore se retrouver dans les difficultés dues au manque de vocabulaire à la fois précis et pertinent pour théoriser sur ces concepts.
biais visuels
Ce flou se retrouve par exemple dans l’approche visuelle du vocabulaire utilisé pour décrire l’espace sonore — que ce soit par un vocabulaire cartésien, architectural ou graphique — qui ne colle pas forcément bien à notre expérience quotidienne de l’espace apportée par l’ouïe. Par exemple, la représentation d’une source sonore par un point émissif infiniment petit, calqué sur une approche mathématique du point, ne correspond pas à notre écoute plutôt volumique et nébuleuse de l’origine spatiale des sons.
Ce biais graphique de la représentation de l’espace sonore peut trouver ses racines dans la compréhension scientifique de l’ouïe qui existait entre le XVIIe et le milieu du XIXe siècle en Europe. La localisation du son était alors théorisée comme découlant du raisonnement logique et des aides visuelles qu’un auditeur pouvait avoir. L’essentiel de la recherche des liens entre son et espace se basait sur la distorsion des sons par certaines acoustiques et les phénomènes d’échos.
Concernant le terme de « spatialisation » :
Le terme de spatialisation, rencontré assez souvent dans la littérature relative au son et à l’espace, désigne généralement l’action de placer un son donné dans un espace avec plus de résolution spatiale que celui du son d’origine. Il peut par exemple s’agir de la panoramique d’un son, ou bien le placement d’une source stéréophonique dans une diffusion sur orchestre de haut-parleurs ou une octophonie par exemple. J’ai délibérément choisi de ne pas trop utiliser ce terme ici en raison des multiples définitions floues et contradictoires qui lui sont assignées…
l’espace par l’acoustique
Certaines acoustiques très typées permettent au son de remplir un espace, c’est par exemple le cas des cathédrales ou des grottes. Ces acoustiques prenantes créent un espace sonore volumétrique au sein duquel l’auditeur peut se déplacer pour modifier son point d’écoute, créant de fait une écoute à la fois spatiale et sonore. Les sons produits dans ces acoustiques sont fortement floutés par l’architecture et les matériaux, et se font souvent « déposséder » de leur source, ce qui donne l’impression que le son vient à la fois de partout et de nulle part, créant ainsi des expériences musicales fortes. Les échos ont des caractéristiques similaires de détachement de la source mais présentent aussi une répétition intrigante du son. Ce sont deux éléments qui ont pu contribuer à la fascination quasi mystique propre au sonore que les savants et scientifiques de l’Europe ont dû vouloir expliquer.
L’espace est alors conceptualisé comme un volume à remplir par le son plutôt qu’un ensemble de sources ayant chacune une localisation précise et perceptible. Plusieurs évolutions dans les pratiques musicales vont accompagner et étendre ces idées, notamment par l’évolution de l’architecture ou de la lutherie musicale, le cas de l’orgue d’église étant le plus significatif. D’autres évolutions et recherches artistiques témoignent de cela. Par exemple, les chants antiphoniques de chœurs séparés dans l’espace — cori spezzati — à Venise durant la Renaissance sont souvent cités comme une des premières occurrences de musique spatialisée.
la binauralité
À partir du milieu du XIXe siècle, à la suite de l’avancement de la connaissance sur la vision stéréoscopique, les scientifiques ont commencé à s’intéresser à l’écoute binaurale. En 1879, deux scientifiques, Steinhausen et Thompson, ont travaillés indépendamment sur la binauralité en réalisant des expériences perceptives, respectivement sur la recréation d’une perception de localisation chez un auditeur et sur la distorsion de l’écoute binaurale en utilisant des réflecteurs apposés aux oreilles des sujets.
Ces expériences scientifiques sur la perception auditive se font en parallèle d’avancées dans la recherche en téléphonie dans les années 1880. Aux États-Unis d’Amérique et en France, les laboratoires Bell et Clément Ader montrent tous deux que l’utilisation de deux combinés téléphoniques apposés aux deux oreilles d’un auditeur — reliés à deux microphones distants mais similairement placés — permettent une très bonne reproduction sonore qui retranscrit l’espace bien mieux que par une écoute monorale, et rend le contenu plus tangible.
Ces conclusions vont mener au développement du « Théâtrophone » et d’autres systèmes similaires qui seront utilisés pour transmettre de la musique par ligne téléphonique à des auditeurs. C’est le premier développement d’une écoute binaurale qui sera connue par le grand public, ayant été présenté notamment lors des différentes expositions universelles de cette époque, et qui connaîtra un grand succès auprès d’un public plutôt aisé.
On n’a pas oublié que, lors de l’Exposition de 1889, une salle spéciale fut affectée à cette innovation qui trouva plein succès auprès du public. Aujourd’hui il n’est plus besoin de se rendre dans un endroit déterminé pour y rencontrer cette distraction : c’est partout, à chaque pas qu’on la peut trouver. Tout hôtel de renom, tout cercle de bon ton, tout café en vogue, sont possesseurs de ces boites légères, facilement transportables : sans dérangement aucun, sans avoir à quitter votre place, la boite est placée devant vous, et vous avez tout loisir, en appliquant les récepteurs à vos oreilles, pour écouter le morceau qui se chante ou la tirade qui se débite. — Perron, Le Théâtrophone. Le Magasin pittoresque. 1892, p. 183‑184.