l’abîme par la clôture
La narration dans la musique est un sujet à la fois complexe et très famillier. En composant, je me demande souvent — qu’est‑ce que je veux dire ? — alors même qu’il n’y a parfois rien que l’on puisse exprimer par des mots, ou même des images. Beaucoup d’œuvres sont très abstraites, et on a parfois l’impression que la narration n’est portée que par des éléments externes, le texte souvent, les vidéos de plus en plus.
Et puis il y a la fin. Il y a toujours la fin, et ce n’est jamais simple. Dans tous les arts du temps, la question se pose : comment se rendre au silence ? Quelles résonances veut‑on laisser dans l’esprit de ceux qui nous ont prêtés leur attention ? Comment je fais ?!
Pour creuser ces questions, je voulais étudier l’œuvre discographique Everywhere at the end of time de The Caretaker. Elle m’a profondément marqué depuis que je l’ai découverte, troublée même ; j’avais besoin d’en savoir plus. Le mouvement général est celui d’une descente lente vers la démence et la perte de conscience, en suivant les différents états de la maladie d’Alzheimer. Ce sont des pièces d’une grande beauté, à la fois très douces et délicates, mais devenant profondément anxiogènes au fil des six heures de l’œuvre.
The Caretaker, de son véritable nom James Leyland Kirby, utilise pour ce projet des enregistrements de vieux vinyles de musique de bal et de swing qu’il édite, boucle, traite et arrange pour composer ses atmosphères oniriques et feutrées.
J’ai immédiatement ressenti l’état et l’émotion qu’ils induisaient. Le hasard a également voulu que, de temps en temps, l’aiguille de la platine s’arrête de fonctionner correctement, ce qui altérait la lecture, alors bizarrement teintée d’une sonorité organique que le numérique n’aurait pu et ne peut à ce jour reproduire. […] À la même époque, je lisais beaucoup d’articles sur la démence, l’amnésie et les troubles de la mémoire, et cela s’est inconsciemment glissé dans le projet et mes choix de boucles. — The Caretaker, Sans Titre, dans « SPECTRE II – Résonances », 2020, Shelter Press.
L’orchestre de bal joue dans une atmosphère feutrée et aérienne, qui nous emporte dans ce monde de souvenirs flous. Cependant, à la toute fin du quatrième morceau « Childishly fresh eyes », les dernières notes de la boucle sonnent avant d’être abruptement coupées, ne laissant qu’un vide complet et pesant. Cette clôture — et celles qui suivent — me laissent toujours brisée, mais elles me fascinent : j’espère pouvoir vous partager par mes mots la portée et la puissance que je leur attribue, et en quoi ce geste — pourtant simple — soulève une réalité bien plus complexe.
l’anti-narrativité de l’ameublement
Plusieurs niveaux de lecture sont nécessaires pour comprendre les implications du projet de J. L. Kirby. L’un de ceux-ci est la dimension d’ameublement de sa musique, et le rôle qu’elle prend dans le vécu de l’œuvre par les auditeurs.
Il convient d’abord de replacer l’œuvre dans son contexte d’écoute. Everywhere at the end of time a été pensé comme musique pour support avec des moyens personnels d’écoute (CD, vinyle, digital). En raison de sa longueur, cette œuvre sera généralement écoutée chez soi, pendant une journée calme et possiblement de manière solitaire. L’écoute sera aussi généralement assez distraite, la musique étant comme une toile de fond pour d’autres activités. Le contenu s’y prête d’ailleurs assez bien : le spectre sonore est très feutré, avec une dynamique très resserrée, assouplie par les nombreux effets. Beaucoup d’éléments de souffle remplissent l’espace même quand le contenu musical baisse en intensité. Celui-ci est de même très répétitif et prévisible car étant dans un langage tonal très classique. Aucune voix n’est présente, a priori parce qu’elles ont la fâcheuse tendance de faire tendre l’oreille des auditeurs et de capter l’attention. Enfin, les matériaux utilisés sont majoritairement des musiques à fonction, notamment dans le cas de la musique de bal, qui ne convoque pas une écoute attentive et concentrée.
Tous ces éléments permettent de rattacher cette œuvre au concept de musique d’ameublement, tel qu’il est pensé par Éric Satie. Après quelques minutes, l’auditeur comprend que cette musique n’est pas à écouter, elle est à vivre avec. Elle ne cherche aucunement à éveiller l’écoute, mais plutôt à l’apaiser et occuper l’espace, créer une ambiance.
C’est alors l’anéantissement total de la narration, et l’artiste invite l’auditeur à partir dans ses rêveries. Les débuts et les fins des différentes pistes sont alors tout à fait anecdotiques, seul le moment présent compte, ce qui correspond bien à l’imaginaire onirique porté par les sons très réverbérés. Tous les sons concordent et le passage d’une piste à l’autre s’entend à peine, et nous baignons dans une nostalgie très douce et agréable à vivre. Les différents morceaux ne racontent rien, ils ne font qu’évoquer un temps passé fantasmé de manière distante, sans réel propos. Et c’est en cela que la première rupture est aussi significative.
discordance et perte de non-sens
À la quatorzième minute, la première rupture arrive et surprend l’auditeur. Elle casse brutalement les acquis et le contrat d’écoute qui s’est formé durant les moments précédents. Au niveau de la narration, cette rupture discordante a des implications apparemment paradoxales. D’un côté, elle nous annonce que la musique possède bien plus de profondeur narrative que l’illusion de musique d’ameublement ne pouvait laisser paraître. Il y a peut‑être un sens caché, quelque chose à comprendre, car une telle brisure ne peut pas être anodine. De l’autre côté, l’apparition de cette première rupture peut représenter un éloignement assumé de la cohérence du discours et du propos de l’œuvre tel qu’il était présenté à l’auditeur les minutes précédentes — même si celui-ci était assez pauvre narrativement parlant.
Cette dualité entre la perte de cohérence du discours et l’annonciation d’une profondeur narrative à venir est extrêmement significative dans le contexte de l’œuvre. Traitant de la perte de mémoire, la violence de la rupture prend une toute autre dimension : elle présage de l’évolution de la démence.
Ces fins abruptes apparaissent de plus en plus au fil de l’œuvre, par exemple dans « Into each others eyes », ou « Back there Benjamin », puis deviennent de plus en plus systématiques au fil du temps, par exemple dans « Stage 4 Temporary Bliss State » ou « Stage 5 Synapse retrogenesis ». De plus, de nombreuses micro-brisures internes aux pièces commencent à apparaître, qui donnent une impression d’instabilité à l’écoute, comme si la fonction d’ameublement était corrompue.
The Caretaker effectue alors, tout au long de l’œuvre, un acte de balancement complexe entre deux idées. La première est d’instaurer, par la répétition et le traitement des sons, une musique objet qui fait alors partie de l’environnement de l’auditeur, devient la toile de fond pour d’autres activités, ne serait-elle que la rêverie. La seconde est de briser ce même environnement par la disparition abrupte et imprévisible, comme une marche d’escalier qu’on aurait raté, ramenant brutalement l’auditeur à la cruauté de la perte de mémoire.
C’est un type de terminaison que Paul Ricœur qualifie de « terminaison cruciale ». Dans Temps et Récit (1985), il décrit l’effet produit chez le lecteur lorsqu’une telle rupture arrive :
Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une fiction bien fermée ouvre un abîme dans notre monde, c’est-à-dire dans notre appréhension symbolique du monde.
L’absence de narration de la musique d’ameublement laisse donc place à une narration qui a de singulier qu’elle ne dit rien d’elle‑même, une narration vide. Pourtant, elle porte une réelle force symbolique qui agit sur l’auditeur, mais son propos est alors porté par des éléments en dehors de la musique entendue, dans une temporalité autre que purement musicale.
bribes et épisodes
Ces ruptures franches permettent aussi d’instaurer un régime d’écriture qui sert tout à fait le propos de l’œuvre : une écriture épisodique, par tableaux. Chaque piste de l’album propose une atmosphère musicale distincte, basé souvent sur une seule boucle qui se répète un certain nombre de fois avec différents traitements. Comme précédemment évoqué, il n’y a pas de progression narrative au sein des morceaux. La musique est très statique et ne raconte rien en soi, il n’y a pas de péripéties internes.
Les terminaisons, plus ou moins abruptes, obtiennent ainsi aussi un rôle de signal pour des ellipses temporelles permettant de passer d’un tableau à un autre. Ce faisant, le compositeur instaure aussi un régime de narration sur un temps plus long où la progression ne s’opère pas au sein de la musique, mais dans les relations comparatives entre les différents morceaux. Symboliquement, elles servent aussi à faire avancer le temps fictionnel du sujet étant atteint de démence, tout en conservant l’atemporalité des différents moments vécus par l’auditeur.
Cette narration particulière, en marche d’escalier pourrait-on dire, permet à J. L. Kirby d’étirer son œuvre et son propos narratif sur une temporalité bien plus longue que beaucoup d’œuvres musicales. Il existe certes des œuvres d’une durée similaire, voire plus longue, mais généralement elles portent une intrigue et des péripéties bien plus fournies afin de maintenir l’attention du spectateur. Ici, le propos est très simple, il n’y a pas de péripétie réelle, seulement l’observation de la dégradation de l’état mental de ce personnage fictif sans nom. Cela permet aussi à l’auditeur de ne pas payer constamment attention à la musique afin qu’elle retourne à son rôle d’ameublement. Il suffit que la personne écoutante entende les ruptures, signaux de transition entre deux états, et quelques instants de chaque tableau musical pour comprendre le propos de l’œuvre.
Ces différentes marches peuvent être identifiées dans l’œuvre, mais le contenu musical seul ne suffit pas à expliquer la portée et la signification narrative de celle‑ci. Pour s’en rendre compte, il est essentiel de prendre plusieurs pas de recul…
narration extra-musicale
La question de la narration intra-musicale pose toujours problème. En effet, une narration ne prend sens que lorsqu’un langage la porte, et la qualification de la musique en tant que langage est très discutable. Dans la musique occidentale de ces derniers siècles, il y a bien eu un ensemble de règles qui ont été mises en places, cristallisées par les traités d’écriture, qui pourraient s’apparenter à un langage. En plus de savoir si la signification de chaque élément musical porte un sens partagé par l’ensemble des auditeurs, ces éléments — les notes et leurs rythmes notamment — ne sont qu’une discrétisation arbitraire de l’ensemble des paramètres musicaux, qui sont par essence continus. De plus, même en considérant que le langage musical occidental réside encore dans Everywhere at the end of time car on entend clairement des notes et une harmonie, l’ensemble des bruits ne rentre pas dans cette conception du langage. D’après les modèles de la théorie de l’information, le bruit ne serait qu’un agent disruptif à la transmission d’une information d’un émetteur à un récepteur. Cependant, nous pouvons bien entendre et pressentir que ces bruits ont une signification bien plus importante qu’un simple dérangement à l’écoute, sans pour autant qu’ils portent un sens intrinsèque.
C’est ici que vient s’insérer la narration extra‑musicale, présente notamment dans les textes et les visuels entourant l’œuvre. L’ensemble de ces éléments sert à préciser à la fois le projet de l’artiste, mais aussi donner une autre lecture aux différents morceaux en y apportant une profondeur symbolique. Ceci, couplé à l’expérience esthésique lors de l’écoute, permet de comprendre l’arche narrative proposée par The Caretaker dans son œuvre.
Ayant bénéficié d’une grande reconnaissance par la critique, le projet de représentation des différents stades de la maladie d’Alzheimer est globalement assez connu du public. Dans les différents albums, J. L. Kirby précise les différents stades de la maladie tel qu’il les représente dans son œuvre. Vous trouverez en annexe l’ensemble de ces descriptions, avec une traduction en français. En lisant ces textes, nous comprenons clairement la trajectoire que va prendre l’œuvre : une longue descente depuis « les premiers signes de perte de mémoire » jusqu’aux moments « où le calme et la capacité de se remémorer des souvenirs précis laisse place à la confusion et l’horreur ». Le dernier stade, qui correspond à 1h20 de musique, à pour particularité d’être « sans description ». Bien que ce type de description implique souvent une intrigue dans la narratologie, l’auditeur comprend assez facilement que le dernier stade de la maladie d’Alzheimer est celui qui mène à la mort, et donc que l’œuvre en fera sûrement le sujet de sa dernière partie.
Mais, ce sont bien les titres de chaque piste ainsi que les jaquettes de chaque stade qui donnent le plus d’indications sur la trame narrative et ses intrications.
De manière assez globale, on observe que les trois premiers stades dépeignent un narrateur interne, crédule puis intrigué par ce qui lui arrive, pour finir sur plus de douleur. Cette descente se traduit aussi par la distorsion et la dégradation de plus en plus prononcée entre les différentes peintures des jaquettes. La première occurrence de perte de mémoire joue avec ces titres : la piste contenant la première rupture franche n’en donne aucune indication dans son titre « Childishly fresh eyes ». Mais la piste suivante porte le titre « Slightly bewildered », évoquant la perplexité du narrateur.
Les derniers stades montrent un changement de position du narrateur. Par les titres et les images, on observe la personne atteinte de la maladie de manière plus externe, tandis que la musique nous donne encore accès à son vécu interne. Les titres sont très porteurs de sens, notamment en utilisant du vocabulaire bien plus médicalisé et neutre, mais aussi en évoquant la douleur de plus en plus cruelle. Les derniers moments évoquent presque un détachement du corps, la fin de la descente et, fatalement, la mort.
Analyse plus détaillée :
premier stade
Ici, plusieurs éléments sont remarquables. Certains titres évoquent une narration interne d’une personne plutôt âgée qui se pose des questions sur sa mort (A2 « We don’t have many days » ou encore B6 « My heart will stop in joy »), ses relations passées (A1 « It’s just a burning memory » ou B5 « Into each others eyes »), ainsi qu’une certaine nostalgie (A6 « Things that are beautiful and transient » ou encore A3 « Late afternoon drifting »). La pochette va dans ce sens en montrant une sorte de carnet légèrement déformé, pouvant évoquer un vieux journal intime par exemple. La piste contenant la première rupture franche (A4) n’en donne aucune indication dans son titre « Childishly fresh eyes ». Mais la piste suivante (A5) porte le titre « Slightly bewildered », évoquant la perplexité du narrateur face à ce qui pourrait être considéré comme sa première occurrence de perte de mémoire.
deuxième stade
La première piste du second stade sonne un changement majeur au niveau musical qui présage de la suite de l’œuvre, avec une altération bien plus prononcée. Le titre « A losing battle is raging » évoque ce changement de perspective, avec un narrateur plus externe et détaché, et annonce une fin tragique. L’ensemble du stade opère cette alternance entre le narrateur interne (rapporté peut-être) et le narrateur externe, avec une imagerie bien plus sombre (C5 « Surrending to despair » ou D4 « Denial unraveling »).
troisième stade
Dans le troisième stade, le narrateur reste uniquement externe, avec une alternance entre des titres évoquant la douleur (E2 « And heart breaks », F4 « Burning despair does ache ») ou les restes de beauté, floutés et brisés (E6 « Sublime beyond loss » ou F6 « An empty bliss beyond this World »). Plusieurs mentions de Benjamin Libet, psychologue et neurologue majeur dans l’étude de la conscience humaine, sont présentes dans les titres (E1, E4 et F7). La jaquette de ce stade est bien plus abstraite et sombre que les jaquettes précédentes. En portant un regard attentif, on peut reconnaître quelques éléments pouvant relier cette forme à un pot de fleur extrêmement distordu et délité, à l’image des souvenirs musicaux corrompus.
quatrième stade
Au quatrième stade, nous observons un changement de point de vue et de rôle narratif au niveau des titres, qui continue dans les stades suivants. L’ensemble des titres reprend la formule « Stage 4 », et trois des quatre pistes sont nommées « Stage 4 Post Awareness Confusions », l’autre étant « Stage 4 Temporary Bliss State ». Nous observons ainsi une narration totalement séparée de la personne affectée par la maladie pour arriver sur un vocabulaire bien plus médicalisé. Ce changement de point de vue de l’extra-musical se reflète aussi dans la jaquette qui montre une personne qui ne nous regarde pas et qui semble être assez distante. Nous pouvons l’interpréter comme étant le reflet des observations d’un corps externe, peut-être médical, et la musique comme étant toujours le vécu interne de la personne atteinte de la maladie.
cinquième stade
Le cinquième stade reprend ce changement de point de vue mais utilise un vocabulaire bien plus orienté dans le domaine de la neurologie, faisant référence à la rétrogenèse synaptiques (M1 « Stage 5 Synapse retrogenesis ») ou encore aux plaques amyloïdes (K1 et L1 « Stage 5 Advanced plaque entanglements ») qui sont théorisées comme causes biologiques de la maladie d’Alzheimer.
dernier stade
Le dernier stade reprend ce narrateur intermédiaire qui semble externe à la personne atteinte mais qui connaît son état interne. Pour les deux premières pistes, qui marquent la fin de la longue descente initiée à la fin du stade 4, les métaphores utilisées dans le titre sont très brutales (O1 « Stage 6 A confusion so thick you forget forgetting » et P1 « Stage 6 A brutal bliss beyond this empty defeat »). Le titre de l’avant-dernière piste est cohérent avec l’expérience musicale qui semble se stabiliser (« Stage 6 Long decline is over ») tandis que le dernier titre est assez énigmatique, évoquant de manière assez floue une fin (« Place in the World fades away ») ce qui laisse la place à l’intra-musical de conclure et de surprendre l’auditeur avec la grande rupture interne et la citation de l’Aria de Luc. Concernant la jaquette, elle pourrait représenter une porte, ayant de particulier qu’elle est plus large qu’à l’accoutumée, peut-être en référence aux portes de chambres d’hôpitaux.
l’abîme par la clôture
Par des procédés à la fois radicaux et simples, The Caretaker nous donne une expérience artistique forte et profondément perturbante. Everywhere at the end of time est une œuvre qui, sous des airs de musique profondément abstraite, propose une narration forte, étendue sur plusieurs niveaux de lecture, d’écoute et de ressenti. À l’écoute individuelle des morceaux, cette narration semble inexistante, et invite même l’auditeur à divaguer. La narration ne prend alors sens que dans l’évolution très lente entre chaque piste, sur une durée très étendue, et grâce au contexte extra-musical et aux connaissances de l’auditeur de la maladie d’Alzheimer. Se révèle ainsi un mouvement général extrêmement simpliste — la descente progressive dans la démence — sans péripéties, mais parsemé de détails qui rendent l’expérience hautement troublante durant et après l’écoute.
Cette œuvre, héritière des musiques expérimentales de la seconde moitié du XXe siècle de par sa diversité dans la recherche du timbre et son appropriation totale du bruit, n’est cependant plus ancrée dans une approche moderniste voulant le neuf, l’abstrait et la complexité à tout prix. Son usage de matériaux préexistants très consonants et d’un mouvement narratif clair rend l’œuvre très accessible conceptuellement. Malgré le changement radical d’écoute qu’elle implique par rapport aux circuits commerciaux de la musique, l’œuvre a bénéficié d’une grande attention médiatique et publique et est devenue un phénomène sur de nombreux réseaux sociaux, incitant un maximum de personnes, notamment des jeunes, à écouter l’œuvre dans son entièreté et partager leurs réactions en ligne.
Bien qu’elle soit accessible, Everywhere at the end of time n’est pourtant pas du tout une œuvre simple. À l’image du détail apporté au traitement du son, elle regorge de subtilités narratologiques, la plus importante se trouvant dans les clôtures. En apposant des clôtures extrêmement brutales aux longues masses sonores d’ameublement, J. L. Kirby joue le double jeu de la perte de cohérence du discours de l’œuvre, qui fait écho à la démence, et de l’abîme narratif lié à la symbolique de la perte de mémoire. La violence de ces clôtures réside aussi dans le fait qu’elle ramène l’auditeur à lui-même en faisant disparaître ce qu’il écoute, ce qui rappelle douloureusement que cette maladie pourrait nous toucher toutes et tous à un moment de notre vie, sans remède possible. Cette peur, assez universelle, permet ainsi à l’œuvre de créer un abîme existentiel profond chez beaucoup d’auditeurs, mais aussi et surtout de générer de l’empathie et une soif de compréhension pour les personnes atteintes de ces pathologies.
Enfin, la minute de silence finale, bien que pouvant paraître comme anecdotique, approfondit encore l’œuvre à la fois en faisant un hommage à toutes les victimes de ces pathologies, mais aussi en donnant à entendre le possible bruit du système d’écoute de l’auditeur, que ce soit la poussière sur le vinyle ou le souffle de l’amplificateur, avant que l’aiguille ne se relève.
Que peut‑on faire de tout cela ?
En tant qu’auditrice, j’ai été profondément touchée par cette œuvre. En tant que compositrice, la pilule était plus difficile à avaler. Le travail de The Caretaker, bien que d’apparence simple, m’a montré toute la puissance émotionnelle qui pouvait émerger d’une narration subtile et d’un projet solide. Et malheureusement, à quel point mes œuvres avaient des lacunes à ces niveaux.
Toutes les possibilités que ça ouvre font peur, oui, mais elles sont tout aussi excitantes. Pour moi, il y a de la beauté ici, une beauté folle que j’espère pouvoir atteindre un jour.
Penser la fin, c’est penser à celles qui écoutent. C’est penser à la résonance d’êtres à êtres. Il faut la respecter, et lui accorder l’attention qu’elle mérite. Parfois ça prend du temps, parfois ce n’est pas simple, mais ça en vaut toujours — toujours — la peine…