Brouillard

À écouter sur bandcamp, Apple Music, Spotify

Créée le 3 septembre 2022 au Comptoir de la Victorine (Marseille, France), dans le cadre du Festival « Supersonique ».

7'10''. Octophonie (ou binaural).

Jaquette originale par ADÉ.

Détails techniques
  • Date de création : 2022-09-03
  • Date de dernière modification et mastering : 2022-11-09
  • Durée : 7'10''
  • Format de diffusion : Octophonie, sur Acousmonium. Binaural, en ligne.
  • Fréquence d’échantillonnage : 48000 Hz.
  • Profondeur de quantification : 24 bits entiers.
  • LUFS‑I : -16.5 LUFS
  • Niveau crête : -1.0 dBTP

à propos

Il était une nuit où tout est remonté, tout s’est entremêlé dans une sorte de rêve en demi‑teintes. Je ne sais plus pourquoi, mais à ce moment, ce moment, je voulais le garder.

Je ne sais pas pourquoi la composition de cette pièce m’inspire tant de poèmes, peut‑être une phase, peut‑être quelque chose de plus profond ?

En tout cas, Brouillard est la seconde pièce que j’ai composée dans le cadre du master « Création musicale et arts sonores » en lien avec l’INA grm. Entre la composition de Géode et celle‑ci, plusieurs années sont passées, remplies de pièces d’études et autres essais infructueux, pour en arriver enfin là.

Bien qu’elle soit critiquable — quelle pièce ne l’est pas au fond ? — je suis contente d’avoir pris des risques, exploré des choses et d’avoir pu déconstruire certains aspects de ma pratique. C’est une pièce très intime, et j’espère pouvoir donner au travers d’elle une part de mon être, un bout de mon écoute de la beauté du monde, où qu’elle se trouve…

En savoir (beaucoup) plus

Je retranscris ici un dossier que je devais rendre avec ma pièce. Bien qu’il ne soit pas du tout nécessaire de lire tout ça pour comprendre ma pièce — oui, l’écoute se suffit à elle‑même — je me dis que ça pourrait peut‑être intéresser quelques personnes, notamment d’autres compositrices ou compositeurs qui souhaiteraient en savoir plus.

pistes initiales

Plusieurs idées se sont mélangées pendant que je planifiais cette pièce. Une nuit, j’ai eu un délire fiévreux et énormément de mes souvenirs sont remontés et se sont entremêlés. J’avais fait des enregistrements sur mon téléphone portable à ce moment, qui sont devenus des points centraux de la composition. J’avais beaucoup envie de mettre en musique l’entremêlement des souvenirs que j’ai pu ressentir, qui était à la fois étrange, répétitif, mais évidemment familier. Ce sont des sensations que j’ai eu plusieurs fois ces dernières années, que j’ai toujours eu du mal à exprimer avec les mots. J’ai voulu tenter ma chance en musique.

J’ai aussi eu une grande fascination pour le brouillard des nuits d’hiver. La manière dont la lumière se diffuse en son sein, le calme général qu’il invoque, et cette sensation très douce de me faire envelopper par cette force naturelle, tout cela m’a beaucoup séduit. Ce brouillard est pour moi à la fois intime et impersonnel, ce qui m’interloque beaucoup. J’ai aussi découvert le travail photographique de Todd Hido dans ses paysages, qui selon moi capture très bien cette vision très douce du brouillard, et que j’ai beaucoup aimé.

Enfin, le rapport à la voix a été source de beaucoup de réflexions ces derniers mois. J’ai développé un intérêt assez profond pour la voix humaine et ce qu’elle peut donner à entendre, surtout lorsque le sens se perd. Dans Les mots et les sons, un archipel sonore, François Bonnet décrit le rapport intime qui se développe avec la voix et son importance symbolique :

Être doué de voix, c’est receler en soi-même la preuve d’être animé, c’est détenir une parcelle du souffle créateur et avoir le pouvoir de le manifester. La sensation d’entendre immédiatement sa propre voix, l’hyperprésence du sonore, inextricablement intime, c’est sans doute cela qui fonde, en premier lieu, le supplément sacré connaturel au son. […] Le son s’appréhende donc originairement au travers de la voix, pas encore en tant que langage, mais bien en tant que souffle […].

Avant d’entamer la composition de ma pièce, je considérais toutes ces pistes comme un terreau qui me permettrai de composer, comme une tâche de fond qui guiderait mes choix dans le travail de la matière sonore. Cependant, ce n’était pas en soi un réel projet bien défini, précis et cadré comme j’avais souhaité et imaginé au début, mais seulement un ensemble de pistes assez nébuleuses, éclectiques, et très larges, pouvant mener dans mille directions différentes.

processus créatif et méthodes de travail

enregistrement et récolte de sons

Deux enregistrements récents ont été centraux à ma pièce de ce semestre. Il s’agit de deux enregistrements réalisés sur mon téléphone une nuit. L’un alors que j’avais du mal à dormir et l’autre en plein délire fiévreux. Techniquement parlant, ces enregistrements sont très mauvais, mais j’avais tout de même envie de les utiliser pour retranscrire ces instants où mes souvenirs s’entremêlaient.

À partir de ce moment, j’ai commencé à récolter des sons plus ou moins anciens qui m’évoquaient cette masse floue de souvenirs. Mon but était de mélanger les origines et les périodes de ces enregistrements pour me permettre d’avoir une masse conséquente de matériaux pour effectuer mon travail de montage.

capture d’écran de l’interface utilisateur de Turbosynth

J’ai pu de plus utiliser un son que j’affectionnai particulièrement : il s’agit du premier son synthétique que j’ai réalisé dans un cadre électroacoustique il y a de cela 4 ans. Ce son a été synthétisé sur le logiciel Turbosynth de Digidesign, datant de 1988, sur une machine Apple PowerPC qui le supportait encore. Bien que ce logiciel soit très rudimentaire, il était très ouvert et basé sur une architecture modulaire avec différents processeurs et générateurs de signaux, l’ancêtre de VCV Rack d’un sens ! Le son en lui‑même est un jeu assez naïf de synthèse additive avec la manipulation de différents partiels et un léger battement. J’avais en effet découvert la musique d’Éliane Radigue quelques mois auparavant et j’ai souhaité mettre en application quelques éléments tirés de sa pratique électronique.

J’ai réalisé de nombreux enregistrements de synthèse ce semestre, notamment sur VCV Rack ou sur mon synthétiseur Moog Mother-32 que je possède depuis plusieurs années. Cependant, la majorité d’entre eux n’ont pas été utilisés, n’étant pas réellement approprié à la pièce, à l’exception de sons obtenus en positionnant les interrupteurs de mon synthétiseur entre deux positions, ce qui créait de sons très étranges et instables. De plus, j’avais souvent du mal à prendre de la distance et pratiquer une écoute plus « réduite » car j’entendais encore les procédés que j’avais utilisés pour produire ces sons. Je vais évidemment garder ces sons en réserve pour une prochaine pièce, et peut-être que ce temps de repos me permettra de mieux les apprécier pour leurs qualités internes.

travail concret

L’essentiel de mon travail compositionnel s’opère au sein de REAPER. J’aime beaucoup cette station de travail en raison de son exhaustivité et des nombreuses possibilités qu’elle propose. Pour cette composition, j’ai décidé de m’inspirer des méthodes que nous a partagé Christine Groult. Là où pour mes précédentes pièces j’utilisais une piste par élément sonore, j’ai cette fois-ci utilisé 12 pistes avec des niveaux fixes où j’arrangeais et éditais les échantillons audio sur place, sans trop me soucier d’automatiser les différents paramètres.

Un grand avantage pour moi a été d’utiliser la fonction Take FX qui permet d’appliquer un traitement à chaque échantillon individuellement. L’utilisation de traitements de base, fournis avec REAPER, me suffisent amplement lors de cette phase de composition. J’utilise essentiellement des filtres fréquentiels pour creuser des espaces et de m’assurer que les différents échantillons puissent bien se mélanger lors du rendu final — ou au contraire créer du contraste. Ceci, combiné à la gestion du niveau, la modification de la vitesse de lecture, ainsi que les différents fondus m’ont permis de composer en n’utilisant que très peu d’automation. Pour mettre en musique l’idée d’hybridation des souvenirs et de répétitions incessantes, j’ai souvent dupliqué mes échantillons pour les réarranger à d’autres endroits. J’y applique parfois des traitements supplémentaires, mais cette duplication me permet de garder les mêmes matériaux basiques et de les faire évoluer, plutôt organiquement. Cela me permet aussi de garder une cohérence sonore au sein d’une partie.

Ma session de travail est donc très loin d’être propre et lisible, elle est même plutôt chaotique, mais cela donne tout de même certains avantages à mon goût. Ce chaos me permet de moins me concentrer sur l’aspect « visuel » de ce que je produis et de me concentrer sur ce que j’entends, alors que j’étais précédemment assez obsédée par la rigueur organisationnelle de mes sessions au point de tout nommer et tout colorer. Cette méthode permet aussi de créer des moments de surprise lors de la composition. Par exemple, il m’arrive de copier et coller une sélection d’échantillons afin de les retravailler plus loin dans la pièce, mais sans forcément savoir quels sont les échantillons exacts que j’ai pu récupérer, créant parfois des arrangements étonnants qui génèrent de nouvelles idées.

désinhibition nocturne

La composition de cette pièce m’a permis de mieux comprendre mon processus créatif dans sa globalité, mais à surtout rendu évidentes mes faiblesses créatives. Spontanément, je passe trop de temps à réfléchir et me questionner sur mes choix et ce que je veux faire plutôt que de faire effectivement le travail, alors même que souvent ces mêmes questions deviennent tout à fait impertinentes et futiles au contact des matériaux sonores qui me guident vers une réponse évidente. De manière plus vicieuse, il m’arrive de me retrouver à ma station de travail, devant quelque chose qui ne me convient pas, et de ne pas oser changer les choses. Ne pas oser rajouter des sons, en supprimer d’autres, faire une nouvelle partie, donner une nouvelle direction… Et je reste souvent dans cette position inconfortable où je précise et j’affine ma critique de l’ensemble des éléments qui ne me plaisent pas sans pour autant y remédier.

La seule solution qui m’a permis d’avancer sur ma composition aura été dans l’explosion totale de mon cycle de sommeil. Les plus grandes avancées créatives de ma pièce ont été effectuées la nuit, souvent aux alentours de 4 heures du matin, après plus de vingt heures d’éveil et une journée complète de travail au préalable… Au-delà de l’anecdote, cela m’a permis de mieux comprendre les deux forces qui doivent s’opérer pour que je puisse créer des pièces qui me conviennent. La première est cette force correctrice qui effectue de petits ajustements graduels pour arriver à préciser et modeler des mouvements, des textures ou autres, selon mon imaginaire. Généralement j’arrive à me mettre dans cette posture assez facilement et à être efficace en ce faisant, mais il arrive que je rencontre des murs créatifs que je n’arrive pas à résoudre par ces méthodes. C’est ici qu’une force chaotique, instinctive et empirique peut m’être d’une grande aide, pour débloquer des situations ou lancer des propositions, mais j’ai beaucoup de peine à l’activer sur demande, et pour l’instant je dois me rabattre sur l’épuisement total pour y arriver.

réflexions

Le manque d’un projet initial précis et délimité a été un des grands soucis de la création de cette pièce. Au début de la phase de composition, je suis tombée dans le vice de l’illustration des concepts qui m’étaient chers sans réels questionnements structurels puis, à la fois en rencontrant des difficultés de développement et par manque de temps, je me suis redirigée vers la composition empirique uniquement guidée par les matériaux sonores et ce qu’ils suggéraient. Il en découle des incohérences formelles, comme le lien entre les deux grandes parties qui n’ont pas vraiment de rapport entre elles, ce qui rend la transition d’autant plus complexe.

J’ai bien aimé mes prises de risques sur cette composition, car elles m’ont permis d’élargir ma conception de la musique que je crée et de me donner plus d’outils pour la composition de pièces futures. Notamment, l’usage de l’instrumental avec le piano et le traitement de la voix très intime à partir d’enregistrements de mauvaise qualité de téléphone portable ont été des pas que j’ai été contente de franchir, pour expérimenter dans la musique expérimentale. Enfin, j’ai apprécié le fait de pouvoir réussir à étirer et développer des idées dans un temps plus long et d’exprimer beaucoup de mouvements avec un nombre assez limité de matériaux sonores. J’ai l’impression de bien travailler mes compétences d’écriture, même si le travail compositionnel reste toujours complexe dans l’élaboration du projet et des aspects formels.

Enfin, je pense appréhender de mieux en mieux la transmission des émotions que je souhaite partager en musique. Les retours que j’ai eus, bien plus centrés sur l’expérience ressentie pendant l’écoute que sur les aspects compositionnels, étaient assez alignés sur ce que j’avais souhaité faire d’un point de vue esthésique. Et je dois dire que c’est un sentiment très… satisfaisant !